Les mille et une astuces des musées pour se vendre

Les mille et une astuces des musées pour se vendre

Si l’exportation massive d’œuvres du musée français du Louvre à Atlanta est pratiquement passée inaperçue, la création d’une antenne à Abou Dhabi a provoqué une levée de boucliers. Plus de 3 000 personnes ont signé la pétition « Les musées ne sont pas à vendre », car ces transferts s’inscrivent dans une tendance plus large à la transformation de la culture en spectacle. Au risque d’une dégradation irréversible du patrimoine ?

© Lee Sanghyun / Gallery SUN contemporary; www.suncontemporary.com

Depuis la mi-octobre 2006, les visiteurs d’Atlanta, (Géorgie, Etats-Unis) découvrent dans le High Museum of Art, rénové par Renzo Piano, une partie des collections du musée du Louvre. Sur trois années, neuf expositions sont prévues avec au total 142 œuvres qui traverseront l’Atlantique. Parmi elles, de nombreux chef-d’œuvres signés par les plus grands maîtres : Raphaël, Poussin, Murillo, Rembrandt. « Sur 14,9 millions d’euros déboursés pour cette opération entièrement financée par des mécènes américains, le Louvre recevra 5,4 millions d’euros. Une somme qui sera affectée à la rénovation des salles du mobilier du XVIIIe siècle français du département des objets d’art du musée », précise M. Henri Loyrette, président-directeur général du plus grand musée du monde. Pour être inédit, ce programme s’inscrit toutefois dans une politique d’échanges entre musées. Le Louvre ne bénéficie-t-il pas lui aussi pour ses expositions de prêts importants d’œuvres ?

A Atlanta, «chaque jour est un jour de fête». Le slogan a été lancé, précisent les responsables de l’Atlanta Convention & Visitors Bureau (ACVB), «tandis qu’on posait les dernières pierres des attractions les plus excitantes : l’extension du High Museum, le plus grand aquarium du monde». Née dans cette ville en 1886, Coca-Cola qui y a créé The World of Coca-Cola et qui figure parmi les mécènes du projet Louvre-Atlanta, «dévoilera début 2007 sa nouvelle animation». Si l’on ajoute le nouveau musée des Jeux olympiques d’Atlanta, il se dessine un immense complexe d’affaires et de loisirs dont les promoteurs espèrent qu’il «fera d’Atlanta l’une des toutes premières places de marché et destinations touristiques internationales (1)». Les objectifs sont clairs. Le sont-ils autant pour le Louvre, qui ne cesse de mettre en avant la science, la culture et la pédagogie pour défendre son partenariat?

«On peut en douter, répondent plusieurs conservateurs qui souhaitent garder l’anonymat. Pour le partenariat avec Atlanta, nous avons été mis devant le fait accompli. Ce ne sont pas nos travaux scientifiques qui sont à l’origine de ce projet, mais une volonté politique à résonance diplomatique et économique pour laquelle on nous a demandé de trouver des idées qui puissent s’accorder avec quelques concepts et chefs-d’œuvre médiatiques. Les scientifiques deviennent les faire-valoir de projets qui s’élaborent sans eux mais qu’ils doivent défendre ensuite devant les médias!» Le partenariat a d’ailleurs été annoncé au consulat général de France à New York avant même d’avoir été présenté au conseil d’administration du musée du Louvre.

«C’est une dérive qui va s’accélérant ces derniers temps», constate Didier Rykner, fondateur du site internet La Tribune de l’art, vigie salutaire et désormais centrale du domaine de la culture (2). «Lors du cinquième centenaire de la naissance de Raphaël, en 1983, chaque pays avait organisé son exposition car il n’était pas question de déplacer ses tableaux. Trop fragiles. L’occasion était pourtant unique! Vingt ans plus tard, c’est le chef-d’œuvre de Raphaël Le portrait de Balthazar Castiglione (1514-1515) qui vole vers Atlanta. Encore fallait-il lire la presse américaine pour obtenir la liste des œuvres envoyées aux Etats-Unis (3). Devra-t-on demain lire celle des pays du Golfe pour connaître les projets se développant au sein d’Abou Dhabi, richissime Etat pétrolier de 700 000 habitants?»

En effet, on apprenait dans The Art Newspaper du 31 août 2006 que le prince sultan Al-Nahyan, président du conseil d’administration de l’Abou Dhabi Tourism Authority, avait reçu le président du Louvre. Une rencontre de chefs d’Etat avait précédé cette visite (4). «Abou Dhabi, après Dubaï, souhaite réussir sa reconversion de l’après-pétrole, déclare-t-on dans l’entourage de M. Renaud Donnedieu de Vabres, ministre français de la culture. L’émirat veut devenir une plate-forme culturelle incontournable. Il entend quintupler la présence touristique d’ici à 2015 grâce à un projet urbanistique très large qui comprendra, outre des hôtels, terrains de golf et marinas, 5 équipements culturels dont 4 musées construits par les plus grands architectes internationaux.» A côté d’un nouveau musée Guggenheim construit par Frank Gehry, s’élèvera «un grand musée français, un musée universel du XXIe siècle qui puisse parler aussi bien d’arts premiers que d’art contemporain et qui mobilisera les ressources du Louvre, mais aussi celles de l’ensemble des musées de France. L’image de la France est aujourd’hui essentiellement culturelle; c’est cette carte à jouer qui nous singularise et que nous devons utiliser au mieux dans la mondialisation».

Cette configuration, sable mis à part, n’est pas sans rappeler celle d’Atlanta et le dernier musée Guggenheim, inauguré en 1997 à Bilbao par le même architecte Frank Gehry. Deux ans après l’ouverture du musée, l’activité économique du Pays basque s’élevait à 775 millions d’euros, soit quasiment dix fois le coût de l’investissement initial, contribuant au maintien annuel de 4 100 emplois. La réussite est mondialement médiatisée. Pour nombre de dirigeants politiques, le patrimoine devient un outil essentiel de développement économique. Alors que 75 millions d’étrangers ont visité la France (surtout Paris) en 2005, l’idée de décentraliser une partie des grandes collections parisiennes se fait jour. Des antennes du Louvre et du Centre Georges-Pompidou sont respectivement lancées à Lens (117 millions d’euros d’investissement) et à Metz (40 millions d’euros). «Pourquoi Lens [seulement distant de 200 kilomètres de Paris] alors qu’Arras, Lille, le Nord-Pas-de-Calais sont déjà bien équipés en musées? Pourquoi ne pas renforcer les collections d’un musée en difficulté? Et surtout, pour quels types de contenu?», interrogent les conservateurs. Il s’agit de faire revivre l’ancien bassin minier avec un musée «dont le projet architectural sera le premier manifeste (5)». Tout le monde ou presque connaît le Guggenheim de Bilbao, son architecture en volutes sous un derme de titane. Qui sait en revanche ce qu’il expose? Qu’importe! Pour pouvoir montrer, il faut d’abord se faire voir.

Raqs Media Collective / Indian Highway IV © ppc / Musée d’art contemporain de Lyon

Dans ces nouveaux dispositifs de marketing culturel urbain, le musée devient la tête de gondole des rues linéaires, attirant touristes et expositions. Nul n’ignore que «les consommations touristiques sont élevées là où les actifs culturels sont importants (6)». Et 800 millions de personnes se sont déplacées d’un pays à l’autre, en 2005 (7). Chaque territoire veut son musée, chaque musée son extension : d’Atlanta à Singapour, des pays du Golfe à Hongkong, demain la Chine. La fondation privée Guggenheim est la plus agressive. Son réseau s’étend de Venise à Berlin, de Bilbao à l’hôtel-casino de Las Vegas – auquel le musée de l’Ermitage de Saint-Pétersbourg loue ses collections pour pallier l’insuffisance des subventions de l’Etat russe. En France, les grands musées s’internationalisent. «N’ayons pas peur des mots, ils commercialisent leur patrimoine pour trouver de nouveaux revenus», précise Mme Françoise Cachin, ancienne directrice des Musées de France, en évoquant le partenariat d’Atlanta.

Désengagement de l’Etat? «Fantasme», anticipe le ministre de la culture dans sa présentation à la presse du budget 2007. Mais nul n’est dupe (lire «Vers un désengagement de l’Etat»). Si les musées se multiplient, la ressource publique se dilue. Chacun doit augmenter ses ressources propres. Celles du Louvre sont passées de 39,4 à 69,4 millions d’euros entre 2000 et 2005. Au centre Pompidou, les recettes de billetterie ont crû de 41% et les recettes commerciales de plus de 64,4% (concessions, location d’espaces, échanges de marchandises) (8). Cette recherche d’autofinancement peut perturber les missions premières des musées – la recherche, la conservation et la communication de leurs collections «à des fins d’étude, d’éducation et de délectation», comme le rappelle le Conseil international des musées de l’Unesco.

Versailles, un bien de consommation

«Manifestement, observe M. Claude Rozier (9), sociétaire de l’Association des amis de Versailles, le domaine de Versailles est aujourd’hui envisagé comme un bien de consommation dont il faut tirer un maximum d’argent, sans considération pour le fait qu’il s’agit d’une ressource non renouvelable, et qu’à vouloir accueillir toujours plus de monde dans des lieux qui n’ont pas été conçus pour cela, on les condamne à une irréversible dégradation.» Depuis juillet 2006, on peut même déambuler en accès libre dans la Chapelle royale et l’Opéra. Serait à l’étude dans les mêmes conditions d’accès les appartements privés de Louis XIV.

Car c’est désormais le concept du «billet passeport avec audioguide», donnant accès à l’ensemble des circuits ouverts à la visite libre, qui est privilégié (de 13,50 à 25 euros le billet). Un succès, confirme le rapport d’activité de l’Etablissement public de Versailles (EPV) – 402 290 passeports vendus en 2005 contre 37 969 en 2000 –, qui «devrait conduire l’EPV à généraliser ces billets de type forfait, qui ont l’avantage (…) de simplifier la gestion de l’accueil et de générer de substantielles recettes». «On veut ouvrir un maximum de salles, s’insurgent les surveillants, comme on multiplie des attractions. Sauf que l’Opéra royal n’est pas le club de Mickey, et que les marbres tricentenaires de la chapelle ne résisteront pas longtemps aux talons des visiteurs!»

De son côté, Roland Recht, professeur d’histoire de l’art au Collège de France, s’inquiète : «L’afflux de touristes toujours plus nombreux correspond mathématiquement à une dégradation accélérée des œuvres. Nous sommes en train de préparer la mort du patrimoine pour les générations à venir. Sans compter l’instrumentalisation du patrimoine. On met en scène des opérations événementielles en faisant croire qu’on est dans une logique d’enrichissement du patrimoine, alors que les ressorts sont bien souvent commerciaux et économiques (10)

Incontestablement, les travaux présentés par l’EPV comme «l’opération la plus spectaculaire jamais réalisée à Versailles» et devant «transformer complètement l’image du château» figurent dans cette catégorie. Ils consistent à reconstituer la grille Royale du Château, disparue sous la Révolution et qui aura aussi pour objet de «réguler les flux de visiteurs». Pendant ce temps, s’insurgent de nombreux observateurs, «s’affaisse l’une des pièces maîtresses des jardins et patrimoine mondial de l’humanité, le bassin de Latone, œuvre de Le Nôtre et de Hardouin-Mansart!»

Selon M. Rozier, «la comparaison des sommes mises en jeu peut amener à se poser la question de la pertinence des choix effectués entre un investissement sur fonds publics et privés pour une opération non urgente et historiquement sujette à caution [8 millions d’euros au total, dont 3,5 millions d’euros — pour la grille — financés par un mécène] et une opération nécessaire et urgente concernant un monument historique existant et classé laissé à un financement aléatoire par mécénat [l’étude faite en 2001 évaluait à 5 millions d’euros la restauration du bassin]. Faudra-t-il saisir l’Unesco en l’absence de mécènes?». Du côté du château de Versailles, on fait valoir que «100% du budget de fonctionnement [35 millions d’euros en 2005] et 20% des investissements [entre 10 et 20 millions d’euros par an] dépendent exclusivement de ressources propres [billetterie, location d’espaces, concessions commerciales, mécénat]».

Sui Jiango,1999 © Chinese Century. Fondation G. & M. Ullens

«C’est tout le problème de la politique actuelle du mécénat, explique un conservateur, mais cela tient à la nature même de son engagement, qui est de parrainer des événements spectaculaires.» Or les besoins des musées ne sont pas tous médiatiques. S’il appartient à l’Etat de payer le schéma directeur incendie du Louvre (à hauteur de 22 millions d’euros), le mécène préférera «améliorer son image en soutenant une grande cause qui répond à l’intérêt croissant pour la culture», explique le Crédit lyonnais, qui vient d’investir 7 millions d’euros avec deux autres mécènes pour renforcer le site Internet du Louvre. Une somme qui aurait permis la restauration de bien des musées ou de quelques-unes des statues des jardins de Versailles dont l’état de dégradation est aujourd’hui irréversible.

«Mais comment convaincre des mécènes, lorsque vous dirigez un musée moins prestigieux et que tout le monde a les yeux rivés sur le nombre d’entrées? Pas moins de 19 personnes ont été embauchées au Louvre exclusivement pour trouver des mécènes, et les dommages collatéraux sont importants», témoigne un directeur. «Non seulement la concurrence est vive entre musées, mais l’instruction de dossiers destinés à alimenter le service mécénat prend désormais un quart de notre temps consacré à la recherche», poursuit un conservateur.

Les chiffres sont là, rappelés régulièrement. En 2006, 4 000 visiteurs quotidiens au Musée du Quai Branly, 4 millions par an à Versailles… En 2006, 8,3 millions au Louvre (5,1 millions en 2001), «3 millions au musée d’Orsay, qui arrive bientôt à saturation», s’inquiète son directeur Serge Lemoine même si l’on parle de blockbusters, d’expositions événementielles qui font littéralement «exploser le quartier». Mais quelle réalité recouvrent ces chiffres? Sur les 10 millions d’entrées payantes totalisées par les musées nationaux en 2004, le Louvre, Versailles et Orsay représentent à eux seuls près de 9 millions, tandis que le musée Delacroix, musée national dépendant du Louvre depuis 2004, perd 4% de visiteurs en 2005 (11).

La hausse bénéficie surtout à quelques grands musées dont on renforce encore la vitrine (6,9 millions d’euros vont être engagés au Louvre pour le projet «Pyramide» de rénovation des espaces d’accueil; 10 millions d’entrées sont attendues, chaque année). Quant au nombre croissant de visiteurs, traduit-il une plus grande démocratisation de la culture ou surtout son internationalisation? Alors que 0,6% de chômeurs et de Rmistes ont visité le Louvre en 2004, deux tiers des visiteurs sont des touristes étrangers (une moyenne pour l’ensemble des grands musées nationaux). Se pose surtout la question de savoir quel type de pratique culturelle y est favorisé. Nombre de visiteurs semblent passer l’essentiel de leur temps dos aux œuvres pour se faire prendre en photo.

«Tous les visiteurs sont souhaitables», répond le directeur du Louvre. Nul ne le conteste. Mais faut-il pour cela encourager jusqu’à notre incuriosité? La dernière campagne publicitaire du Louvre interroge : elle montre en grand format une jeune femme posant de profil devant des tableaux assiégés par une dizaine de téléphones portables. De même qu’interpelle l’autorisation de tournage accordée pour Da Vinci Code. Une décision dictée par les dirigeants politiques pour valoriser l’image de la France à l’étranger. Trois cent millions de spectateurs ont déjà vu le film. Combien d’entre eux viendront photographier le lieu de tournage? Entre autres, cette «salle des Etats» déjà saturée, surfréquentée parce qu’elle abrite la Joconde et son écran blindé. A moins de considérer la rotation des flux comme plus souhaitable que l’observation des œuvres, la puissance de l’icône comme plus fédératrice que son histoire.

«On n’y voit rien», écrivait Daniel Arasse (12), brillant historien de l’art. C’est toujours vrai, mais encore faut-il pouvoir observer les œuvres avec sérénité… Le musée ne serait-il plus ce lieu privilégié d’apprentissage du regard? La question pourrait surprendre, si la direction du Louvre n’avait pas voulu supprimer à la fin de 2004 la gratuité aux artistes, aux enseignants, publics pourtant des plus actifs pour la diffusion des connaissances (13). «Le tourisme a été un puissant facteur de renouvellement des institutions, de leur organisation et de leurs critères, sans toutefois provoquer de véritable réévaluation du périmètre de leurs missions», observe Mme Claude Fourteau, ancienne responsable de la politique des publics au Centre Pompidou et au Louvre (14). Et d’ajouter : «N’est-on pas fondé à penser que l’avènement du tourisme de masse alimentant les musées en publics envers lesquels les politiques nationales ne se sentaient pas de responsabilité éducative a poussé au passage de la gratuité au paiement?»

Le consommateur, pourvoyeur de recettes désormais indispensables, semble devenu la cible privilégiée des musées. Un pouvoir d’achat élevé, c’est aussi la certitude de vendre des produits dérivés (cartes postales, bijoux, parfums, foulards, livres, restaurants estampillés…). Des dépenses qui sont autant de marqueurs identitaires valorisant l’image du consommateur. Pour l’instant. Mais quand l’aura du musée s’étiolera, d’autres rouages ne devront-ils pas être engrenés? L’histoire de l’art ne s’effacera-t-elle pas devant des histoires plus divertissantes?

On peut à présent déambuler dans le Louvre sur les traces du héros de Da Vinci Code. «Une mise en intrigue [moyennant 10 euros la location de l’audioguide] qui rend le musée plus consommable, plus digeste, moins statique, et prolonge le circuit du tour-opérateur extérieur», constate Roland Recht. Au Musée du quai Branly, la scénographie prend en otage le sens des objets présentés. Un reliquaire kota, tout comme un crucifix, n’a pourtant pas été conçu aux seules fins d’être admiré. Mais le designer prend le pas sur le scientifique. La volonté d’ouvrir à Versailles des lieux plus intimes ne correspond elle pas à une «peoplelisation» de l’histoire de France plus vendeuse? «En fait, poursuit Recht, on renforce le sentimentalisme des visiteurs au détriment d’une véritable prise de conscience du patrimoine. Il est vrai que les musées sont de plus en plus dirigés par des gestionnaires.»

Zeng Fanzhi, Fly, 2000, Musée d’art moderne de Paris, 17 octobre 2013 © www.philippepataudcélérier.com

Les responsables de musées pourront-il bientôt vendre les œuvres d’art? Le rapport de la Commission sur l’économie de l’immatériel, constituée par le ministre de l’économie, des finances et de l’industrie Thierry Breton, avance parmi de nombreuses propositions la recommandation suivante : «Autoriser les musées à louer et à vendre certaines de leurs œuvres dans un cadre garantissant bien sûr, précise le rapport, d’un côté, l’intérêt national et la préservation des trésors nationaux et, de l’autre, le renouvellement des œuvres et la liberté de gestion des établissements (15).»

Sur le site Internet du ministère de la culture, on peut lire dans l’un de ses rapports que «l’exportation d’œuvres d’art vaut autant que l’arrivée de touristes venus consommer sur place des produits et services culturels (16)». L’équation est séduisante : la France a un patrimoine difficile à entretenir. D’autres pays ont des moyens, mais pas de patrimoine suffisamment séduisant à leurs yeux pour capter l’industrie du tourisme international. La logique n’est pas sans danger. La mobilité des œuvres risque de varier en fonction de leur rendement. Une vue de l’esprit? Remplaçons Atlanta par Bouzonville, Abou Dhabi par Libreville. Un musée de province pourra-t-il se voir confier des œuvres majeures? Une exposition sur l’art fang pourra-t-elle revenir sur sa terre natale? Et pour quels échanges culturels, si le contenu muséographique doit répondre d’abord à des objectifs économiques ou diplomatiques?

Quant à l’importation de touristes, cette filière économique risque de s’avérer bien fragile. Une crise internationale, un attentat, un virus, et deux tiers des visiteurs vont soudain déserter nos grosses machines culturelles. «Les œuvres qui passaient de l’amour au grenier peuvent passer de l’amour au musée, mais ça ne vaudra pas mieux, écrivait André Malraux. Toute œuvre est morte quand l’amour s’en retire.» Avant d’ajouter, cette fois en tant que ministre d’Etat chargé des affaires culturelles, que la culture, «c’est ce qui répond à l’homme quand il demande ce qu’il fait sur la terre, (…) ce n’est pas l’utilisation des loisirs (17)» dont le premier souci est de nous distraire pour gagner de l’argent.

Philippe Pataud Célérier

Le Monde Diplomatique, février 2007

Notes :

  • (1www.atlanta.net/pressroom/media/doc…
  • (2www.latribunedelart.com
  • (3) Catherine Fox, «Louvre unveils treasures to adorn halls of High», The Atlanta Journal-Constitution, 19 janvier 2006.
  • (4) Jason Edward Kaufman, «Will the Louvre follow the Guggenheim to Abu Dhabi?», The Art Newspaper, Londres, 31 août 2006; Jacques Follorou et Emmanuel de Roux, «Le Louvre s’exporte dans le Golfe», Le Monde, 8 septembre 2006.
  • (5) Déclaration de M. Donnedieu de Vabres lors de la signature de la convention sur la création du Louvre-Lens, le 12 mai 2005.
  • (6Cf. La culture et le développement local, Organisation de coopération et de développement économiques (OCDE), Paris, 2005. Lire également François Ruffin, «Penser la ville pour que les riches y vivent heureux», Le Monde diplomatique, janvier 2007.
  • (7www.world-tourism.org
  • (8) «Les grands musées, multinationales du tourisme», Enjeux — Les Echos, Paris, novembre 2005.
  • (9) Jean Erceau et Claude Rozier, Les jardins initiatiques de Versailles, Thalia, Paris, 2006.
  • (10) Roland Recht, A quoi sert l’histoire de l’art?, Textuel, coll. «Conversations pour demain», Paris, 2006.
  • (11Cf. le rapport d’activité du Louvre paru dans Chiffres clés 2005. statistiques de la culture, La Documentation française, Paris, 2005.
  • (12) Daniel Arasse, On n’y voit rien, Gallimard, coll. «Folio Essais», Paris, 2003.
  • (13) Une décision que la réaction d’un collectif a permis d’annuler en partie, http://louvrepourtous.site.voila.fr
  • (14) Claude Fourteau, «Le tourisme et les institutions culturelles», conférence donnée à l’Université de tous les savoirs, Paris, le 13 janvier 2006.
  • (15www.finances.gouv.fr/directions_services, novembre 2006.
  • (16) Xavier Greffe, «La mobilisation des actifs culturels de la France», département des études, de la prospective et des statistiques (DEPS), Paris, mai 2006.
  • (17) André Malraux, La politique, la culture, Gallimard, coll. «Folio Essais», Paris, 1996.

Voir aussi : Les grands musées, multinationales du tourisme, Enjeux Les Échos, novembre 2005.

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